Kim Eun-Mi

         Ce n'est pas parce que le ciel est bleu que les nuages ne peuvent pas surgirent soudainement. J'en ai moi-même fait l'expérience.
         Je suis née en tant qu'humaine, dans l'hôpital d'un petit quartier d'Incheon. Mes parents étaient tous deux humains, et faisaient parti des Rebels. Ils semblaient passionnés par leur travail, et je me souviens encore la façon dont je les regardais, avec cette sorte de fascination et d'admiration dans les yeux. Vu par mes yeux d'enfant, mes parents semblaient invincibles. Je les pensais forts, intelligents, rusés. J'étais heureuse, très heureuse, même, et j'étais persuadée que jamais je n'aurais à me retrouver séparée de mes parents, de ces deux êtres que j'aimais tant. Mais j'ai su bien vite que je me faisais des illusions à leur sujet.
         L'année de mes quinze ans, nous dûmes déménager à Séoul. Dans le quartier d'In-Sa-Dong. A notre arrivée, j'étais encore septique vis-à-vis de la nouvelle vie qui nous attendait. J'étais à la fois effrayée et excitée par tous ces brusques changements, et tout comme je regrettais notre maison, à Incheon, j'avais également hâte de découvrir cette nouvelle ville dont mes parents m'avaient tant parlée. Tout était plus grand, là-bas. Plus extravagant, plus lumineux, plus bruyant. J'avais l'impression de me retrouver au cœur d'un parc d'attraction géant. Et j'aimais ça.
         Je m'habituai bien vite à ce nouvel endroit. Mes parents m'avaient envoyée dans une école spécialement érigée par les Rebels, pour les enfants de Rebels. Pour les enfants comme moi. Dans un sens, j'étais destinée à devenir comme mes parents. Je m'étais fait quelques amis, qui, comme moi, côtoyaient ce monde surnaturel depuis leur naissance. Mais les cours n'étaient pas purement théoriques, contrairement à ce que je m'imaginais avant mon entrée. J'en garde d'ailleurs quelques … cicatrices. Des enseignants plus qu'exigeants, intransigeants, qui poussaient leurs élèves jusqu'à l'épuisement physique et mental pour qu'ils atteignent la perfection. Et ils savaient parfaitement comment punir les élèves qui se posaient trop de questions. Les élèves comme moi.  
         J'avais déjà eu la chance de voir plusieurs vampires, et contrairement à tous mes autres camarades, ils ne me faisaient aucunement ressentir de la haine, ou du dégoût. Non, ils me fascinaient. Je trouvais qu'ils possédaient cette espèce de beauté sauvage, cette aura de mystère et de liberté que nous, les humains, n'avions pas. Et j'avais envie d'avoir moi aussi cette chose en plus, cette chose qui les rendaient … mortels. Mais mon désir de devenir l'un des leurs se manifesta pour de bon le jour ou je croisai le regard de ce vampire. Ses yeux … étaient uniques. Sur le plan physique, ils étaient communs, et n'avaient rien d'exceptionnels, non. Ses iris étaient d'un marron profond et intense. Non, ce qui les rendaient uniques, c'étaient surtout ce qu'ils dégageaient. Son regard. Ce vampire avait un regard que jamais je n'oublierais. J'avais pu sentir au plus profond de mon âme tout ce à quoi il aspirait. Être libre, et indépendant. Être capable de survivre sans avoir besoin de quelqu'un à ses côtés. Sans avoir de Calice.
         Cependant, la bulle de bonheur enfantin dans laquelle je vivais devait bien éclater un jour au l'autre, me laissant inexorablement chuter dans le vide, pour qu'au final, je m'écrase au plus bas.
         Six ans après que nous nous fûmes installés à Séoul, mes parents furent chargés d'une mission. Pour eux, elle était des plus normale. Tuer un vampire. C'est tout ce qu'ils avaient à faire. Ce qui par ailleurs, ne m'enchantait guère. En effet, depuis ce fameux jour, à l'école des « enfants Rebels », l'idéal d'un monde sans vampire, débarrassé de ces « parasites », me paraissait cruel. Après tout, eux aussi avaient le droit de vivre.
         Comment expliquer ça … Je voyais cette relation haineuse vampires/humains complètement insensée. Les humains détestaient les vampires parce que ces derniers leurs étaient supérieurs, et parce qu'ils se servaient des Hommes comme source de nourriture. Mes parents avaient qualifier cette condition de proie comme injuste. Ils traitaient sans cesse les vampires de monstres. Et pourtant, dans un certain sens, nous aussi, nous en sommes, non ? Nous tuons des milliers d'animaux chaque jours pour nous nourrir. Et nous nous permettons de prendre la vie de ces vampires sous prétexte qu'ils nous sucent le sang. Alors que, même si cela paraît infaisable, un bœuf tuait un humain pour protéger son espèce, nous dirions qu'il est fou. Tout ceci n'était qu'une question d'ordre dans la chaîne alimentaire. Les humains ne supportaient pas d'être rabaissés à la seconde place. Ils ne supportaient pas de devenir la proie d'autres créatures. Pour moi, les choses étaient aussi simples que ça.
         Mais revenons-en à cette fameuse mission. Un vampire. Deux Rebels. Le résultat semblait déjà donné d'avance. Un travail qui, pour moi, était perdu avant même qu'il ait commençé. Je n'avais jamais eu à me battre contre un vampire, mais de ce mes parents m'en avaient dit, ils étaient incroyablement forts et rapides. Beaucoup trop pour qu'un humain puisse en venir à bout. Mais comme ils me le disaient, "Les ordres sont les ordres. Nous n'avons rien à redire là-dessus". Je restais inquiète vis-à-vis de cette mission "suicide", mais tout ce qu'ils avaient à faire, c'était de partir à la rencontre de leur cible, de l'éliminer, et de revenir chez nous. Dit comme ça, ce travail ne semblait pas compliqué - il paraissait plutôt simple, pour tout dire.
         Et c'est ce qu'ils ont fait, d'ailleurs. Ils avaient franchit le seuil de notre porte le matin, le sourire aux lèvres, confiants dans leurs capacités. Puis ils étaient revenus le soir même, la tête séparée de leurs corps, leurs yeux rouges exorbités, et leur teint blafard taché par endroits par quelques gouttes de sang coagulé.
         Le vampire qui tenaient leurs têtes par les cheveux m'était familier. Oui, c'était celui qui avait captivé mon regard lorsque j'étais à l'école. Celui qui m'avait fascinée. Celui que mes parents devaient éliminer.
         Pour la deuxième fois de ma vie, je plongeai mon regard dans le sien, qui semblait encore plus sauvage que la dernière fois. Pour la deuxième fois, je sombrais dans ces yeux marrons. Et sans que je ne puisse m'en empêcher, les seuls mots qui sortirent de ma bouche furent : « Laisse-moi devenir comme toi. ».
         Mes parents venaient de mourir, et j'avais leurs têtes décapitées encore sanglantes à mes pieds, dans l'entrée de ma maison, de notre maison, de la maison que j'avais habitée avec eux. Mais à ce moment-là, tout ce que je désirais était de devenir comme lui. D'avoir cette aura envoûtante, ce regard si profond, et cette liberté. D'être moi aussi une vampire.
         Le vampire qui me faisait face, à ce moment-là, ne sembla surpris en aucun point. Bien au contraire. Un rictus satisfait vint se dessiner sur son visage ensanglanté, dévoilant ainsi deux fossettes. Il passa ensuite une de ses mains dans ses cheveux en bataille, laissant ainsi tomber la tête de mon père, qui s'écrasa lourdement sur le sol pour venir rouler jusqu'à mes pieds. Et tout me dévisageant avec un air de prédateur, il s'avança vers moi d'une démarche féline, pour venir s'arrêter à quelques centimètres de moi. Avec l'aide de ses ongles étrangement longs pour un homme, il déchira la peau fine de son poignet pour avoir libre accès au sang qui coulait dans ses veines. Je ne prêtai aucunement attention à la tête de ma mère qui subit le même sort que celle de son mari lorsque le vampire vint poser son poignet, dont le sang coulait maintenant à flot, sur mes lèvres gercées par le froid de l'hiver. J'ignorai le goût métallique et immonde du sang lorsque celui-ci vint s'introduire dans ma bouche pour couler dans ma gorge. Je bus sans poser de question.
         Lorsque j'avais reconnu ce vampire, c'était comme si tout s'effaçait, autour de moi. J'avais oublié mes parents, mes amis, ma vie, et mon humanité. Lorsque j'avais vu mes parents, tout du moins ce qu'il en restait, j'avais pris conscience que les humains étaient faibles. Faibles et inconscients. J'avais pris conscience que ce monde dans lequel j'avais vécu jusqu'ici n'était pas le mien.
         Les derniers mots que j'entendis avant de mourir la nuque brisée furent ceux prononcés par celui à qui je dois ma liberté. Celui qui m'offrait une nouvelle vie. Celui qui m'offrait ma vengeance. Ma vengeance contre tous ceux qui m'avais fait souffrir.
        « Nous manquons de chats, dans ce monde peuplé de vulgaires rongeurs. Sers-toi de tes griffes. Sers-toi de tes crocs. Et bienvenue dans le monde des vampires, mon petit chaton. »
         J'avais vécu ma vie entière en faisait attention à ne pas être dévorée. Maintenant, c'est aux humains de faire attention pour ne pas tomber entre les griffes d'un chat affamé.